Chapitre XII
— Bwana Al !… Regardez…
Au détour d’un bosquet, M’Booli s’était soudain arrêté, comme pétrifié. Du doigt, il désignait un point du sol, devant lui. Allan Wood, le bras toujours en écharpe, les yeux brillant de fièvre, s’approcha et aperçut, marquant le sol meuble, au bord d’un étroit marigot, une empreinte large comme celle d’un éléphant mais rappelant fortement celle de quelque énorme oiseau coureur.
— On dirait la trace d’une autruche gigantesque, fit Morane qui s’était approché à son tour.
— Ou celle d’un grand lézard, dit miss Hetzel. Jadis, les dinosauriens ont laissé des empreintes semblables dans les grès du secondaire…
Mais M’Booli, lui, ne semblait guère hésiter sur l’identité de l’animal en question.
— Ça Chipekwe, dit-il.
Allan Wood hocha la tête gravement.
— Il n’y a pas de doute possible, fit-il. C’est bien là l’empreinte de cet animal quasi légendaire, que les indigènes appellent Chipekwe, ou encore Mokele-Mbembe, ou Lau. Ils le décrivent comme étant de la grosseur d’un hippo, avec un long cou, une tête et une queue de crocodile et une crête charnue… Ils affirment que le Chipekwe attaque le rhinocéros et l’hippopotame et les tue…
Leni Hetzel étouffa une exclamation de surprise.
— Mais cette description, est à peu de chose près, celle d’un dinosaurien. Pourtant, ce n’est pas possible…
— Tout est possible en Afrique, dit Wood. Les conditions de vie nécessaires à la survivance des dinosaures sont sauvegardées ici et il n’est pas impossible que certaines espèces de sauriens géants soient parvenues jusqu’à nous… Rien ne dit d’ailleurs qu’il s’agisse d’un dinosaurien, mais peut-être de quelque grand saurien encore inconnu. Cela n’a rien de fantastique si l’on considère qu’il existe encore bien des animaux ignorés des zoologistes un peu partout en Afrique et dans le reste du monde…
— Pourquoi votre Chipekwe ne serait-il pas un très grand varan ? demanda miss Hetzel. Dans une petite île de l’archipel de la Sonde, l’île de Komodo, ces varans peuvent atteindre une taille de quatre mètres et ils s’y révèlent de terribles carnassiers, puisqu’ils vont jusqu’à attaquer des chèvres…
— Il y a loin d’une chèvre à un rhino ou un hippo, fit remarquer Bob. De toute façon, varan géant ou non, l’animal qui a laissé cette empreinte doit être tout juste bon à vous flanquer des cauchemars…
M’Booli, qui s’était vite désintéressé de cette conversation zoologique, regardait depuis un long moment autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose, ou quelqu’un. Finalement, il s’approcha de Al.
— Peter Bald disparu, Bwana, dit-il à mi-voix. Lui, là, tout à l’heure. Lui parti maintenant…
Wood, Morane et Leni Hetzel sursautèrent. Tout à leur découverte, ils n’avaient plus pris garde à Peter Bald qui, depuis sa discussion avec Morane, avait été l’objet d’une constante surveillance.
Cela faisait plus d’une semaine à présent que Morane et ses compagnons fuyaient à travers la jungle, poursuivis sans cesse par les Hommes-Léopards. Quand ceux-ci se rapprochaient trop dangereusement, Bob, suivant la direction du vent, allumait un feu de brousse qui, momentanément, le temps que les Bakubis allument eux-mêmes un contre-feu, écartait la menace. Depuis deux jours cependant, bien que Bob et Al inspectassent fort souvent, à l’aide de la jumelle, la plaine s’étendant derrière eux, les Hommes-Léopards ne s’étaient plus guère manifestés, et peut-être pouvait-on espérer qu’ils aient définitivement abandonné la poursuite.
La disparition de Peter Bald ranima les craintes des fuyards. Peut-être le trafiquant avait-il été saisi au passage par des Aniotos et massacré. Mais une brève inspection des alentours prouva le contraire. Aucun corps ne fut découvert et M’Booli parvint même à relever la piste solitaire de Bald, qui semblait avoir bifurqué légèrement vers l’ouest, pour ensuite reprendre la route du nord.
— Il n’y a pas à douter, fit Wood, notre homme nous a tiré sa révérence. Mais pourquoi ? Il était pourtant davantage en sécurité avec nous. S’il tombe sur des Hommes-Léopards, il n’aura aucune chance de s’en tirer seul…
— Je crois connaître le motif qui a poussé Bald à fuir, dit miss Hetzel. Brownsky et lui, ne l’oubliez pas, avaient accepté de m’accompagner dans le seul but de s’approprier des diamants qui, d’après eux, se trouveraient quelque part dans la Vallée des Brontosaures. Or, s’il faut en croire le document écrit par Porker, le géologue américain qui a découvert la vallée, celle-ci se trouverait à une dizaine de jours de marche de la Sangrâh, en direction du nord. Voilà près d’une semaine que nous marchons, à une allure forcée, afin de maintenir la plus grande distance possible entre les Bakubis et nous. Nous ne devons plus être loin à présent de la Vallée des Brontosaures ; Bald l’aura compris et sera parti à sa recherche afin de découvrir les diamants en question…
M’Booli tendit le bras dans la direction où avait fui Peter Bald.
— M’Booli le rattraper, dit-il.
Mais Allan Wood secoua la tête.
— Non, fit-il, ne nous séparons pas. Que Bald aille se faire pendre ailleurs. Les Hommes-Léopards peuvent rôder dans les parages et nous avons tout intérêt à demeurer groupés. Si Bald nous a quittés, il l’a fait de son plein gré. En outre, il possède un revolver et des munitions et, si les Aniotos l’attaquent, il aura la possibilité de se défendre…
Depuis quelques minutes, une pensée semblait occuper Morane.
— Pourquoi ne tenterions-nous pas nous-mêmes de gagner la Vallée des Brontosaures ? demanda-t-il. Après tout, elle est à la base de tous nos avatars et, puisqu’elle doit se trouver dans les parages…
— Non, intervint Leni. Cette Vallée des Brontosaures a déjà coûté trop de vies humaines. Mon père lui-même, s’il vivait encore, me conseillerait d’abandonner les recherches. Je suis bien décidée à présent à ne plus faire un seul pas pour trouver cette vallée… Ce qu’il faut avant tout, c’est sauver nos vies…
Morane, malgré tout l’intérêt qu’il portait à la mystérieuse Vallée des Brontosaures, au nom si évocateur, préféra ne pas insister, et la petite troupe reprit sa marche en direction du nord.
Le milieu de la journée était dépassé depuis longtemps déjà quand les quatre fuyards se rendirent compte que Peter Bald, au moment de disparaître, portait le sac contenant les vivres de réserve…
*
* *
Les heures qui suivirent la disparition du trafiquant furent pour miss Hetzel, Morane, Wood et M’Booli pareilles à un long calvaire. Sans vivres et le gibier étant rare, ils s’épuisaient petit à petit sous le soleil torride. Allan Wood souffrait plus particulièrement de cet état de choses. Affaibli par sa blessure, miné par la fièvre, il sentait ses forces décroître rapidement. Au midi du deuxième jour, il lui fallut s’arrêter, toute énergie sapée. Ses compagnons se sentaient d’ailleurs mal en point eux aussi. Ils n’avaient pas mangé depuis la veille au matin et chaque pas leur était devenu une souffrance.
— Il nous faut absolument tuer quelque chose, dit Wood d’une voix faible. Sinon, nous allons continuer à perdre nos forces et c’en sera fait de nous…
Morane ramassa la carabine Mauser munie d’une lunette et en fit jouer le verrou d’armement. Du menton, il montra l’étendue de la jungle, devant lui.
— Je vais partir dans cette direction, dit-il, et ce serait bien le diable si avec cela – du plat de la main il frappait la crosse de la carabine –, je ne parvenais pas à tuer une antilope ou un phacochère. Les coups de feu attireront peut-être les Hommes-Léopards, mais nous n’avons guère le choix. Nous devons à tout prix reprendre des forces…
Allan Wood désigna son sac, posé près de lui.
— J’ai un silencieux là-dedans, dit-il. Il s’adapte au canon du Mauser. Ainsi tes coups ne risqueront pas d’être entendus…
Rapidement, Bob fouilla dans le sac et en tira un petit cylindre de métal bleui, long d’une vingtaine de centimètres et qu’il vissa à l’extrémité du canon de la carabine…
— Me voilà paré, dit-il. J’espère être de retour d’ici quelques heures avec de la viande. M’Booli vous protégera en cas de danger. De mon côté, si je me trouve en difficulté, je dévisserai le silencieux de mon arme et tirerai trois coups de feu. Deux très rapprochés et un autre, plus éloigné…
Sans ajouter une parole, il tourna le dos à ses compagnons et se mit à marcher droit devant lui. Quelques secondes plus tard, il se perdait dans l’épaisseur hostile de la jungle.